Il faut se méfier…

Zodiac

Il faut se méfier des chiffres. Il faut se méfier des images.

Pendant des semaines, avant d’arriver ici, j’avais lu les chiffres anonymes :

Un mois, c’est la durée moyenne du voyage qui mène les réfugiés de ce qui était chez eux à la côte grecque.

Deux coups de couteau, ce qu’il suffit de donner à un zodiac pour s’assurer qu’il ne traversera plus la mer vers l’Orient et que la vie « de l’autre côté » appartient au passé, définitivement.

Trois ou quatre semaines, c’est l’âge de certains enfants dont on attendait la naissance pour pouvoir partir chercher refuge loin des bombes et des massacres.

Cinq cent, c’est le nombre moyen de Syriens, d’Afghans et d’Irakiens qui débarquent chaque jour sur l’île de Lesvos…

Pendant des semaines, j’avais vu des photos, j’avais vu des vidéos :

Une photo, parmi tant d’autres. Une femme, assise sur la bordure d’un rond-point, un enfant sur les genoux, deux bras en l’air pour se protéger du soleil avec un morceau de journal.

Une vidéo, parmi des centaines. Un groupe d’adolescents marchant au bord de la route, leur vie dans un petit sac à dos. La légende précisant qu’il leur faudra quelques heures pour rejoindre Mytilène, la capitale de l’île, et son port, point de départ vers Athènes, l’Europe, l’avenir.

Une interview, aussi. Un vieux pêcheur grec dont le regard s’accroche là-bas, au large, et qui raconte qu’il est sorti en mer plusieurs fois cet hiver, avec ses amis, porter secours à une embarcation de fortune incapable de terminer la traversée. Ce qu’il a fait, il le refera, s’il le faut, mais il ne veut pas que les plus jeunes l’accompagnent, parce qu’il ne veut pas les « gâcher ».

Il faut se méfier des chiffres et des images. Ils vont trop vite. Illusion de conscience.

Un midi, il y a dix jours, douce torpeur. Je viens de barboter un long moment sur un lit de galets, en bordure d’une plage déserte, dans vingt centimètres d’eau brûlante, auprès d’une grosse pierre sur laquelle une flèche indique approximativement où se trouvent les « hot springs ». La côte turque est juste en face, toute proche. Je ne pense à rien, et surtout pas aux milliers de familles qui s’y entassent, en attendant de trouver leur place sur un rafiot gonflable. Je n’y pense plus. Je n’y pense plus.

Je n’y pense plus mais ce que je vois, de plus en plus nettement, se dessiner à l’horizon, c’est bien un bateau gonflable. Et tous ces petits points orange, ce sont bien des gilets de sauvetage.

Je me sèche, je me rhabille.

Cette fois ce ne sont pas des chiffres, ce sont des hommes.

C’est « mon premier ».
Et le spectacle ne ressemble pas du tout à ce qui était indiqué sur le programme.
Ils n’ont pas l’air d’être effrayés, il n’ont pas l’air d’être affamés, ils n’ont même pas l’air d’être épuisés.

Ils ont à peine trente ans. Leur vie dans un petit sac à dos.
Cris de joie.
Rapidement, à genoux, un baiser déposé sur le sol grec. Puis les deux bras tendus vers le ciel, pour remercier. Puis une main sur l’épaule d’un copain pour le selfie de la victoire.

Une détonation, puis deux. Ils crèvent le bateau, coups de couteau du retour impossible. Ils attrapent les quelques bouteilles d’eau que leur donne le patron de cette petite taverne du bout du monde. Et ils se remettent en chemin. Huit kilomètres de marche sur cette piste poussiéreuse et ils seront à Molyvos.

Plus tard, en l’espace d’une heure, je verrai accoster deux autres canots. Des humains en descendent, leur affaires de rechange sont trempées, leurs enfants sont épuisés, leurs bouteilles d’eau sont vides.

Devant moi, sur la table, beignets de fleurs de courgette, poisson grillé, vin blanc. Que demande le peuple?

Cette fois ce ne sont pas des chiffres, ce sont des hommes, des femmes, des enfants.

Je l’avais lu et je l’avais vu. Mais il m’a fallu être assise devant un festin, à regarder passer cinquante ou soixante victimes de la folie des hommes pour comprendre ce que j’avais lu, ce que j’avais vu.

Je reste ici ces prochaines semaines. Les vacances sont terminées.

8 réflexions au sujet de « Il faut se méfier… »

  1. Bravo, Clara. C’est un très beau blog: qualité de la présentation, qualité du texte, qualité des images…et qualité du contenu, bien sûr! Tous mes vœux t’accompagnent pour la suite de cette entreprise, dans le maintien de l’excellence, pour une information vivante soutenue par une réflexion sensible et intelligente.

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  2. Bonjour, j’aimerais venir en Grèce ou en Turquie pour rejoindre une association comme vous le faites et aider aux opérations de sauvetage, auriez-vous un conseil, un nom d’association à contacter ?

    Merci à vous, et bravo pour ce que vous faites, je m’en veux de ne pas avoir pensé à faire de même plus tôt.

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    1. Bonjour, il existe de nombreuses associations et équipes de volontaires. Je suis très loin de les connaître toutes. C’est tout naturellement que j’ai envie de vous mettre en contact avec le groupe de volontaires avec lequel je travaille moi-même depuis un mois. Le Village du Tous Ensemble a besoin de bras, cela va sans dire…! Plus d’informations sur cette belle équipe dans cet article: https://unpeudamouretdeaufraiche.wordpress.com/2015/08/27/le-village-du-tous-ensemble-les-proches-et-les-lointains/

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      1. Merci pour ce retour rapide, très concrètement, il me suffirait de me rendre sur place et de me mettre à disposition ? Il y’a des formalités à accomplir avant cela ?

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      2. Aucune formalité! Il suffit de venir! D’autant que, l’été se finissant et les volontaires étrangers repartant, le besoin de nouveaux bras va se faire criant!

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